LE RETOUR DES DONNELLY

Lucan (Ontario) été 1988.

Le prêtre débarque de sa voiture. Pendant un instant, il laisse courir son regard sur l’étrange habitation. Il s’agit d’une ancienne ferme à laquelle ont été ajoutées des annexes, donnant à la construction un style tout à fait indéfinissable. « Voilà donc les lieux », pense l’ecclésiastique. Quelques jours plus tôt, il a reçu un appel du nouveau propriétaire de la ferme, un certain Robert Salts. L’homme lui a confié que lui et sa femme avaient ressenti certaines « présences invisibles » et qu’ils souhaitaient faire exorciser leur nouvelle maison ; une demande pour le moins inhabituelle s’il en est une. Le père Smith a expliqué à son interlocuteur que l’exorcisme était un rituel extrême et peut-être excessif au su des événements rapportés. En revanche, une bénédiction serait sans doute plus appropriée.

Pendant que le prêtre repense à cette conversation, il s’avance lentement vers la maison et grimpe les quelques marches du balcon. Il est aussitôt accueilli par un couple d’âge moyen : Robert et Linda Salts. Après les salutations d’usage, ceux-ci l’invitent à entrer.

Le trio se retrouve bientôt attablé dans la cuisine. Visiblement les Salts sont mal à l’aise avec cette histoire. Ils craignent qu’on les prenne pour des illuminés. Enfin, Linda se laisse aller aux confidences. À plusieurs reprises depuis leur emménagement, elle a ressenti un sentiment d’oppression, « comme une présence malsaine ». Elle n’a rien vu de particulier ou d’extraordinaire : pas de portes qui s’ouvrent toute seules ou de meubles qui bougent. Non ! Seulement cette sensation inconfortable, comme si quelqu’un l’épiait. Dans la foulée, Robert Salts avoue lui-aussi avoir ressenti cette « présence ». Il jure même avoir été réveillé par des bruits de pas dans les escaliers, alors qu’il n’y avait personne.

Au terme de ces confidences, le prêtre se lève et entame sa bénédiction. Alors qu’il fait le signe de la croix, Robert Salts est submergé par un sentiment de tristesse ; un sentiment si vif qu’il se met à pleurer à chaudes larmes.i

En d’autres circonstances, l’ecclésiastique aurait sans doute été surpris par ce débordement d’émotions. Mais ici les choses sont différentes. Il est vrai que la nouvelle propriété de Linda et de Robert Salt n’est pas qu’une banale « maison de ferme ». À Lucan, l’endroit est stigmatisé pour avoir été le théâtre d’une infamie. C’est entre ces murs, un siècle plus tôt, qu’ont été massacré les Donnelly : des meurtres demeurés à ce jour impunis…ii

*

* *

Situé à mi-chemin entre les villages de Lucan et de Biddulph (villages maintenant jumelés), le domaine des Donnelly est sans contredit la « référence » régionale la plus célèbre. Ici, en 1880, les Donnelly, James, Johannah, Tom et une cousine de passage, Bridget, ont été massacrés par une milice locale. À l’époque, les Donnelly, des immigrants que l’on disait acariâtres et brutaux, étaient suspectés d’avoir incendié les fermes de plusieurs de leurs voisins. Dans la nuit du 3 au 4 février 1880, une trentaine d’hommes armés de haches et de gourdins ont surpris les Donnelly dans leur sommeil et les ont lynchés. Au lendemain de ces atrocités, plusieurs des assassins ont été arrêtés, mais aucun n’a jamais été condamné pour ces brutalités. Bien sûr, il y a eu un procès, mais le juge a décrété le non-lieu.iii Justice n’a pas été rendue. Et c’est peut-être pourquoi le domaine des Donnelly n’a jamais retrouvé la quiétude. Y a-t-elle jamais régnée d’ailleurs ?

À en croire la rumeur, une esclave noire chassée de la région par l’arrivée massive des immigrants irlandais, au début du XIXe siècle, aurait jeté un mauvais sort sur ces terres et en particulier sur celles longeant le chemin de Roman Line : ces terres qui allaient devenir le domaine des Donnelly. Pour les villageois superstitieux, le massacre des Donnelly était donc inévitable, une fatalité annoncée.

Depuis le drame de 1880, d’étranges événements ont été rapportés le long de Roman Line. On prétend que la plupart des chevaux refusent de remonter la route quand arrive la nuit du 3 au 4 février, date anniversaire du massacre des Donnelly… et ceux qui le font sont condamnés à mourir dans la prochaine année. On dit aussi que des chevaux fantômes, sans tête, auraient été vus galopant entre Lucan et Biddulph.iv Ces présences spectrales pourraient peut-être expliquer les comportements insolites de certains animaux. Robert Norton, l’un des anciens propriétaires du domaine des Donnelly, a déclaré un jour que l’une de ces juments devenait souvent agitée à la tombée de la nuit, comme si elle était poursuivie par quelque « prédateur invisible ».v Il a aussi raconté que des portes d’armoires s’ouvraient parfois toute seules et que des objets disparaissaient mystérieusement dans la maison.

À sept kilomètres de l’ancien domaine des Donnelly, se dresse l’église Saint Patrick.vi C’est dans le cimetière attenant que les Donnelly ont été enterrés (ainsi que plusieurs de leurs agresseurs). Jusqu’en 1964, leur pierre tombale — sur laquelle on pouvait lire sous le nom de chacune des victimes « Murdered » (assassiné) — a attiré les amateurs de macabre. Celle-ci a finalement été remplacée par une pierre plus sobre portant seulement l’inscription « Donnelly » et la liste des victimes. Chaque année, à la date anniversaire du massacre, des gens se rendent au cimetière Saint Patrick… non pas pour s’y recueillir à la mémoire des Donnelly, mais plutôt pour y voir leur fantôme. On raconte en effet que dans la nuit du 3 au 4 février des formes lumineuses et inexplicables peuvent être vues déambulant dans le cimetière. On y aurait aussi aperçu des formes sombres — comme des ombres — immobiles près de la sépulture des Donnelly.vii Mais ces manifestations font piètre figure comparées aux événements surnaturels vécus dans l’ancien domaine des Donnelly,

Le domaine Donnelly se résume à un terrain de six acres où se dressent une vieille grange et une maison de ferme. De ces bâtiments originaux construits par James et Johannah Donnelly ils ne restent aujourd’hui à peu près plus rien. Il faut dire que la maison d’origine, théâtre du massacre, a été incendiée par les assassins. Après la mort de leurs parents, deux des fils Donnelly — qui habitaient ailleurs au moment des crimes — sont revenus sur ces terres et y ont aménagé une grange et une nouvelle maison.viii Avec les années, l’habitation a fait l’objet de nombreuses transformations : elle a été agrandie et des annexes y ont été ajoutées, lui donnant un aspect singulier.ix À présent le domaine des Donnelly est la propriété de la famille Salts. Pour elle, cette curieuse cohabitation avec les « présences invisibles » des lieux remonte à 1988.

Cette année-là, Robert et Linda Salts, un couple de London (Ontario), décident de se retirer à la compagne. Le domaine Donnelly — alors en vente — correspond exactement à ce qu’ils cherchent. En juin ils signent les documents notariés et emménagent un mois plus tard.x Dès le premier jour, Robert Salt a l’impression qu’on l’épie.xi Il se garde bien d’en parler à sa femme de peur de l’inquiéter, mais Linda ne tarde pas non plus à faire connaissances avec les invisibles locataires du domaine. À plusieurs reprises, pendant qu’elle se trouve dans la cuisine — laquelle est aménagée dans la plus ancienne partie de la maison — elle a l’impression de « ne pas être seule ». Elle est souvent envahie par un sentiment de tristesse et de dépression.xii Au début, les Salts attribuent ces « inconforts » à leur déménagement ; à leur nouveau style de vie. Mais les phénomènes perdurent. À maintes occasions, Robert Salt est réveillé la nuit par des bruits de pas feutrés, comme si quelqu’un montait ou descendait les escaliers.xiii Pourtant, il sait qu’il n’y a personne. Bientôt, les Salts doivent se rendre à l’évidence : leur maison est hantée. Même s’ils ne sont pas d’obédience catholique romaine, ils communiquent avec un prêtre pour lui demander de venir « exorciser » leur maison. Le père Smith — plutôt surpris par cette demande insolite — refuse de pratiquer un tel rituel, mais accepte néanmoins de bénir les lieux. Durant la cérémonie, Robert Salt éclate en sanglots. xiv

Dans les mois qui suivent, les nouveaux propriétaires sont témoins d’une kyrielle de phénomènes inexplicables : des coups sont frappés sur la maison ou sur le toit,xv des lumières s’allument toute seules et un détecteur de fumée, auquel on a retiré la pile, se met même à crier au beau milieu de la nuit.xvi Puis viennent les apparitions et les murmures. Charles, le fils des Salts, voit apparaître dans sa chambre un couple de gens âgés vêtus de noir et deux jeunes enfants habillés de vêtements de dentelle blanche.xvii Malgré ses cinq ans, le jeune Charles comprend vite que ces étrangers « n’ont rien à faire là ». En pleurs, il court dire à sa mère que des « inconnus  sont venus dans sa chambre». Linda Salts est choquée par le récit de son fils, d’autant plus qu’elle et son mari n’ont jamais parlé de leurs « histoires de fantômes » en présence de l’enfant.

Mais les phénomènes ne s’arrêtent pas là. Un après-midi alors qu’elle s’affaire au lavage, au sous-sol, Linda Salts entend distinctement quelqu’un lui chuchoter à l’oreille « Ne sais-tu pas que cette maison est la mienne ? ».xviii Linda n’est d’ailleurs pas la seule à entendre ces voix. Plus d’une fois, son mari est réveillé au milieu de la nuit par une voix d’homme murmurant son nom.xix Les Salts voient aussi apparaître des ombres qui se glissent sur les mursxx et constatent que des objets ont été déplacés ou renversés.xxi Leur chienne, Jesse, un berger allemand, n’est pas non plus insensible à ces manifestations. La bête refuse obstinément de descendre à la cave ou d’entrer dans certaines pièces du premier étage.xxii

Avec les années, d’autres personnes vont vivre d’étranges expériences sur l’ancien domaine des Donnelly. Des visiteurs vont raconter avoir été touchés par des mains invisibles ou avoir entendu des murmures.xxiii Des médiums, invités par le réseau A&E lors du tournage d’un documentaire sur les « Black Donnelly », vont raconter avoir perçu la présence d’une entité féminine, peut-être Jennie Donnelly, l’unique fille de James et Johannah Donnelly. xxiv

Pour la plupart des gens ces manifestations auraient sans doute été bien suffisantes pour les motiver à faire leurs malles, mais pas pour les Salts. Pour eux, ces phénomènes n’ont jamais été hostiles. Ils les perçoivent plutôt comme une « curiosité » ; un héritage lié aux dramatiques événements dont leur domaine a été le théâtre.

Aujourd’hui, les Salts ne se formalisent plus avec ces phénomènes. Ils ont appris à composer avec ces curiosités, comme on apprend à vivre avec un handicap. Ils en parlent ouvertement, affranchis de cette peur du ridicule qu’ils craignaient tant à l’époque. Robert Salts a même publié à compte d’auteur un livre sur ses étranges expériences au domaine des Donnelly : You are Never Alone.

Le domaine des Donnelly continue de susciter l’intérêt et la curiosité, que ce soit pour sa valeur historique ou son aura macabre. Quant aux histoires de fantômes, elles sont une sorte de « valeur ajoutée » sur ces terres encore gorgées du sang des Donnelly. Et c’est peut-être ce « mixage » qui fait de la propriété de Robert et Linda Salts, un endroit si unique : un lieu terrible.

 

i J. Robert Salts, You are Never Alone (J. Robert Salts, 2004), p. 19
ii J. Robert Salts, You are Never Alone (J. Robert Salts, 2004), p. 11
iii J. Robert Salts, You are Never Alone (J. Robert Salts, 2004), pp. 38-42
iv Barbara Smith, Ontario Ghost Stories (Lone Pine Publishing, 1998), p. 109
v Dennis William Hauck, The International Directory of Haunted Places (Penguin Books, 2000), p. 151
vi J. Robert Salts, You are Never Alone (J. Robert Salts, 2004), p. 84
vii http://www.donnellys.com/Ghosts.html
viii J. Robert Salts, You are Never Alone (J. Robert Salts, 2004), p. 43
ix J. Robert Salts, You are Never Alone (J. Robert Salts, 2004), pp. 12-13
x J. Robert Salts, You are Never Alone (J. Robert Salts, 2004), p. 11
xi Barbara Smith, Ontario Ghost Stories (Lone Pine Publishing, 1998), p. 110
xii Barbara Smith, Ontario Ghost Stories (Lone Pine Publishing, 1998), p. 111
xiii J. Robert Salts, You are Never Alone (J. Robert Salts, 2004), p. 20
xiv J. Robert Salts, You are Never Alone (J. Robert Salts, 2004), p. 19
xv J. Robert Salts, You are Never Alone (J. Robert Salts, 2004), p. 20
xvi J. Robert Salts, You are Never Alone (J. Robert Salts, 2004), p. 19
xvii Barbara Smith, Ontario Ghost Stories (Lone Pine Publishing, 1998), pp. 111-112
xviii J. Robert Salts, You are Never Alone (J. Robert Salts, 2004), p. 20
xix J. Robert Salts, You are Never Alone (J. Robert Salts, 2004), p. 20
xx J. Robert Salts, You are Never Alone (J. Robert Salts, 2004), p. 20
xxi J. Robert Salts, You are Never Alone (J. Robert Salts, 2004), p. 21
xxii J. Robert Salts, You are Never Alone (J. Robert Salts, 2004), p. 23
xxiii J. Robert Salts, You are Never Alone (J. Robert Salts, 2004), p. 96
xxiv Barbara Smith, Ontario Ghost Stories (Lone Pine Publishing, 1998), p. 113

A propos de l'auteur

Articles similaires

Laisser un commentaire