Un mot de Dollard Dubé

 

C’est à la suggestion, au commandement plutôt,  de M. l’abbé Albert Tessier, que j’ai entrepris, en juillet 1933, un voyage d’études dans le Haut-St-Maurice. L’ordre n’avait pas besoin d’être appuyé d’aucune menace! II répondait trop à mes désirs!

Ce voyage qui, il y a dix ans, eut été une véritable corvée pour tout autre que les vieux routiers de la forêt s’effectue aujourd’hui dans des conditions quasi idéales de confort et de rapidité.

Pour ma part, je n’ai eu qu’à m’en remettre, les yeux fermés, à l’expérience et à l’amabilité des hommes de la St. Maurice Forest Protective Association, qui m’ont véhiculé et guidé partout où ma curiosité d’enquêteur me poussait. Grâce à eux, j’ai pu évoluer pendant près de six semaines dans la région merveilleuse qui s’étend de Weymontachingue (Wemotaci , actuelle région de La Tuque) à Saint-Michel-des-Saints.

C’est à la réserve indienne de Manouan que j’ai séjourné le plus longtemps: près de trois semaines. Je tenais particulièrement à prendre contact avec ces Indiens, descendants des tribus qui habitaient autrefois tout l’arrière-pays trifluvien.

Il y a trois postes indiens dans le territoire du St-Maurice : Manouan, Weymontachingue et Obidjuan. Celui de Manouan est le plus au sud, presque à mi-chemin, à vol d’oiseau, entre Weymontachingue (ou Sanmaur) et St-Michel des Saints. On y accède par Casey, situé sur le transcontinental, ou par St-Michel, en allant du sud au nord. Dans l’un ou l’autre cas, la distance est à peu près la même : une soixantaine de milles.

La  réserve indienne de Manouan s’étend en bordure sud-ouest du lac Mérubeskéga, sur une longueur de trois milles par un mille de profondeur. À cet endroit, le lac n’est pas très large. Presque en face du groupe de maisons et de tentes où habitent les Indiens, s’élèvent, sur la rive nord du lac, les bâtisses du Poste de traite de la Compagnie de la Baie d’Hudson.

Atikameks sur le quai du poste de traite de la Compagnie de la Baie d'Hudson, lac Obedjiwan 1921

Atikameks sur le quai du poste de traite de la Compagnie de la Baie d’Hudson, 1921

Les sauvages n’occupent la réserve que durant quatre mois d’été. Ils passent le reste de l’année dispersée sur leurs territoires de chasse respectifs. II y a là 34 familles, donnant une population de 164, à l’été de 1933. Le Père Guinard, O.M.I, missionnaire depuis 35 ans chez ces Indiens, les rattache à la famille crise et non au groupe des Montagnais. Plusieurs familles sont de sang-mêlé, telles les Moore, les Dubé, les Flamand, etc …

Mon but bien défini était d’étudier la vie de ces Indiens et surtout d’essayer de saisir leur état d’âme à travers les légendes et les récits conservés chez eux. Ce ne fut pas facile. Les Indiens sont peu loquaces; ils sont timides et méfiants à l’égard des étrangers, surtout s’ils soupçonnent qu’on est “un homme du Gouvernement”!

Il me fallut beaucoup de diplomatie pour gagner leur confiance. Je n’y serais sans doute jamais parvenu sans l’assistance de Mademoiselle Ursule Bordeleau, institutrice à la réserve de Manouan, et de M. A. Swaffield, directeur du poste de la Compagnie de la Baie d’Hudson. Pendant les trois premiers jours, malgré mon entêtement à traverser à la réserve, je n’avais pu obtenir un mot des Indiens. Ils ne voulaient pas desserrer les dents. L’intervention de mademoiselle Bordeleau et celle de M. Swaffield brisèrent cette méfiance et mes interlocuteurs, jusque-là obstinément muets, consentirent enfin à parler!

Comme il n’y a que quelques Indiens capables de s’exprimer un peu en anglais ou en français, je n’étais pas à bout de mes difficultés! Charles Flamand et le “Père Jos Dubé” se montrèrent disposés à m’aider et à me servir d’interprètes. Pour leur part, ils déclarèrent ne connaître aucun récit ni légende et m’affirmèrent qu’ils n’en avaient pas entendu raconter par les autres membres de la tribu.

Cola n’était pas pour me rebuter. Je tins bon et j’usai de tout ce qui pouvait m’aider à obtenir les bribes de folklore que j’étais venu chercher. J’avais apporté quelques articles de fantaisie: des colliers de verre, des miroirs, des pipes, des blagues à tabac, et surtout, j’avais mon appareil photographique ! L’Indien aime à se faire photographier! L’abusai de cette faiblesse et du goût de ces braves gens pour ce qui brille …

J’obtins enfin une première victoire. Charles Flamand, qui m’avait affirmé que je ne trouverais pas de légendes chez eux, finit par déclarer:

– Moi je ne sais pas d’histoires, mais Séné, lui, en sait. (Séné, c’était le chef de la réserve).

– Alors, allons voir Séné.

Séné commença lui aussi par se dérober. Mais mon appareil photographique et le don d’une pipe et d’un sac à tabac améliorèrent rapidement sa mémoire. Il se recueillit et il commença à me raconter une histoire que Charles Flamand me traduisait de son mieux en français. J’avais enfin ma première légende!

D’autres suivirent… D’une histoire à l’autre, les cerveaux et les langues se déliaient. Les petits cadeaux produisaient aussi leur effet. Chaque jour, on attendait avec impatience la venue de mon canot! J’étais logé dans une maison mise à ma disposition par le directeur du Poste de la Baie d’Hudson, M. Swaffield, et chaque après-dîner je me transportais en canot sur le terrain des Indiens. Après Séné, Jos Dubé, St-Pierre, Simon Attawa, Jimmy Moore, David Kawaiastika, et quelques autres, y compris Charles Flamand, enrichirent ma collection de légendes. Je devais même en obtenir quelques-unes des sauvages de Weymontachingue, un peu plus tard.

 

Village de Weymontachie en 1913

Village de Weymontachie en 1913

La gerbe que je publie aujourd’hui ne constitue, à mon avis, qu’une faible part des récits et légendes amérindiennes conservés chez nos Indiens du Haut-St-Maurice. Avec de la patience et de l’habileté, il devrait y avoir moyen de reconstituer une bonne partie de cette littérature indigène, naïve et captivante. Je ne désespère pas d’y arriver un jour.

La transcription des légendes recueillies par le truchement d’un interprète n’a pas été sans offrir des difficultés. Dans bien des cas, je n’ai pu arracher que des bribes incomplètes, sans lien suivi. Il est évident que la plupart de ces histoires n’ont plus cours dans la tribu et que bien des détails sont déjà effacés des mémoires. Raison de plus pour les fixer au plus tôt!

J’ai suivi d’aussi près que possible le texte fourni par mes interlocuteurs. Je me suis gardé de l’enjoliver et de l’altérer. Tout au plus, ai-je ajouté quelques données susceptibles de rendre le récit plus logique et plus cohérent.

Au cours des légendes qui vont suivre, il y a une expression qui revient assez souvent: “faire le wabano“. Dans les circonstances embarrassantes, pour connaître le moyen de sortir d’une difficulté ou pour savoir l’issue d’une entreprise qui les intéressait, les sauvages “faisaient le wabano”.

On dressait pour cela une cabane spéciale dans laquelle un Indien s’enfermait pour un temps plus ou moins long. Il entrait alors en communication avec les esprits qui lui révélaient les secrets dont il avait besoin. Le sauvage qui “faisait le wabano” se contentait de “jongler” parfois, ou encore il récitait des incantations. Il pouvait séjourner parfois plusieurs jours dans sa “cabane au Wabano”.

Les sorciers étaient des spécialistes de ces communications avec les esprits. Cette coutume date de l’époque païenne, mais il n’est pas très sûr qu’elle soit disparue. Une des principales utilités que les Indiens trouvaient au Wabano était la révélation, que leur faisait celui qui se livrait à cette pratique, des poissons qui se prenaient à leurs lignes et des bêtes qu’ils attrapaient dans leurs pièges. Ces renseignements les guidaient dans leurs courses et exemptaient des “voyages blancs”!

Le mot Windigo revient aussi assez souvent sur les lèvres des Indiens du Haut-St-Maurice. C’est évidemment le principal des mauvais esprits acharnés à leur faire du mal. Ils se le représentaient sous la forme d’un géant de trente pieds (10 mètres) de hauteur avec des pieds dépassant une verge de longueur. Son territoire principal était la rivière Windigo qui se jette dans le St-Maurice, près du Rapide des Coeurs. Il ne voulait pas que les Indiens aillent pêcher ou chasser sur son domaine et, lorsque quelqu’un s’en approchait, il faisait un tapage d’enfer pour l’éloigner.

Au cours de leurs conversations, les Indiens de Manouan m’ont aussi rapporté certaines croyances superstitieuses que j’inscris à titre documentaire.

Sur le lac Mondonac j’ai vu une île pas mal éloignée des bords. Les sauvages disent que, chaque fois qu’on la montre du doigt, une grande tempête s’élève sur le lac. J’ai courageusement risqué l’expérience: les eaux du lac n’ont pas bougé!

Non loin du lac Long, des sauvages avaient tendu des lignes qui disparaissaient toujours au cours de la nuit suivante. Ils en conclurent que les esprits ne voulaient pas les voir pêcher là.

Bien en haut du barrage de la Loutre, sur le St-Maurice, on trouve un lac appelé le lac du diable. Ce lac a environ deux milles de long par un mille de large.  Si vous dérangez une pierre sur la grève, elle reviendra toujours d’elle-même là où vous l’aurez prise.

Souvent, entre deux arbres rapprochés l’un de J’autre ou même dans une fourche d’un même arbre, se forme une sorte de gomme, que les Français appelèrent “roubarbe” à leur arrivée au pays. Cette “roubarbe” annonce le mauvais temps, disent les sauvages, en criant et gémissant comme un enfant qui appelle sa mère. Sur une grosse montagne, vers le milieu du lac Mékinac, on voit encore, paraît-il, les vestiges d’un jardin. Un sauvage y a trouvé des échalotes, il y a quelques années. Or personne, à ce qu’on dit, n’a jamais pu aller semer à cet endroit-là. On appelle donc ce jardin : “le jardin merveilleux”. Juste en face, de l’autre côté, il ya un long corridor creusé à même le roc et qui n’a pas moins de 300 pieds de longueur. C’est le “chemin du diable”.

 

Dollard DUBE.
Avant-Propos: Légendes Indiennes du Saint-Maurice, Les pages trifluviennes, 1935. p.05-10

A propos de l'auteur

Laisser un commentaire